C'était le jour de son anniversaire, mais le vieux maître l'ignorait. Et, quand bien même il l'aurait su, elle n'aurait pas obtenu un jour de repos. C'était un grand soir à la taverne du faucon doré, et sa tenue était plus révélatrice qu’à l’ordinaire, lui procurant une sensation de malaise. Pire que ça, le sentiment d’une catastrophe imminente ne la lâchait pas et, pourtant, Rhéa était loin de posséder un quelconque talent en divination. Terminant d’accrocher de lourdes boucles en or à ses oreilles, la jeune femme se redressa et inspira profondément. Sa robe de soie était bien trop fine à son gout, et tout cet or lui faisait tourner la tête. Si seulement toutes ces richesses lui appartenaient réellement… Mais non, ce n’était qu’un prêt, une manière d’afficher le pouvoir de son maître. Elle n’était qu’un bel objet, pour qui personne n’avait la moindre considération. Et, chaque jour, cette pensée devenait de plus en plus dur à supporter.

La danse se passa bien, comme à son habitude depuis quelques mois, Rhéa était le clou du spectacle. La belle et jeune vierge de la taverne faisait parler d’elle et, chaque semaine, les spectateurs semblaient plus nombreux. Mais aujourd’hui… Il y avait définitivement quelque chose de différent, une fébrilité particulière dans la pièce. Concentrée, Rhéa ignora une nouvelle fois son malaise et continua de se mouvoir avec grâce sur la scène. Lorsque les dernières notes de musique s’estompèrent dans l’air, elle s’inclina bien bas et se retira, sa peau recouverte d’une fine pellicule de sueur. Elle ne comprit pas pourquoi on la traîna dans une baignoire emplie d’eau parfumée, pourquoi on coiffa ses longs cheveux blancs, pourquoi on lui donna une tenue encore plus provocante que la robe de soie. Elle commença à froncer ses délicats sourcils quand on l’emmena dans une autre chambre que la sienne, bien plus grande et confortable. L’espace de quelques minutes, Rhéa pensa bêtement être récompensée pour son travail, et eut même l’audace de caresser du bout des doigts un oreiller rembourré. Mais, lorsque la porte s’ouvrit, laissant ses narines capter des relents de parfum et d’alcool, Rhéa réalisa qu’elle s'était trompée. Avec une voix qui se voulait assurée, elle pivota lentement, fixant de ses yeux verts l’homme massif qui venait de la rejoindre.

- Excusez-moi, j’ai du me tromper de chambre, je vais prendre congé.

Mais l’inconnu tendit le bras, lui refusant le passage. Ses yeux noirs brillaient de convoitise, et sa main brutale se referma sur son épaule. Tétanisée, Rhéa se laissa tirer vers le lit, qu’elle jugeait si agréable quelques instants auparavant, et bascula avec un petit cri d’horreur, tremblant telle une biche croisant la route du chasseur. L’inconnu commença à faire courir ses doigts sur sa peau à peine couverte et la jeune femme frissonna d’horreur, la seule chose à laquelle elle pensait, c’est qu’il était hors de question qu’elle s’offre ainsi. Sans en avoir réellement conscience, elle se tortilla, s’enfonça dans le matelas et disparu au milieu des tissus luxueux. Un serpent glissa hors d’une manche et regagna le sol, ondulant entre les jambes poilues du grossier personnage, s’arrêtant derrière lui. Confuse Rhéa reprit son apparence humaine avec un grand sursaut, nue et vulnérable. Avant que l’autre ne pivote en sa direction, l’esclave attrapa un lourd chandelier recouvert de dorures représentant des feuilles de vigne, et l’écrasa contre la tempe de son persécuteur. Dans un horrible bruit sourd il bascula, son visage grossier heurtant le matelas avec force. Livide, Rhéa laissa tomber l’arme du crime et comprit que sa vie était terminée.

- Espèce de salope.

Un grognement animal retentit dans la pièce et la pauvre âme se rendit compte que le coup n’avait pas fonctionné. L’homme était bien vivant, furieux et prêt à en découdre. Le reste de la scène fut flou pour la jeune femme. Elle se souvint avoir fui en direction de sa chambre et s’être barricadée grâce à une pauvre chaise. Elle se rappela les hurlements, les vociférations et les longs débats qui se déroulèrent devant sa porte. Le maître, son maître, avait décidé de la vendre ce soir, même si son établissement n’était pas un bordel. Et cet inconnu qu’elle avait agressé, heureusement un simple domestique, avait dépensé presque toutes ses économies pour avoir le grand prix. Par crainte du scandale, le maître le surclassa et engagea discrètement quelques vraies femmes qui sauraient le satisfaire. Quant au sort de Rhéa, les habitués de la taverne la défendirent à grand cris, personne ne voulant que la jolie tête de la danseuse roule sur le sol. Pourtant, l’homme bafoué dans son honneur exigeait réparation, notamment pécuniaire. Alors, et c’était là le dernier souvenir clair de l’esclave, il fut décidé de la vendre au marché, afin de rembourser le client mécontent.
C’est ainsi que la vie de Rhéa bascula, et qu’elle se retrouva sur ce marché aux esclaves, frissonnante de froid, les cheveux salis par la poussière et le regard vide.
Elle n’espérait qu’une seule chose, que son prochain maître ne la traiterait pas trop durement.